L’attente devant la porte, avec quelques autres fans. Josephine Vander Gucht et Anthony West sortent enfin, tout sourire. Des remerciements sincères échangés pour un super show qui a su trouver un super public. Des inquiétudes partagées à propos du Covid-19, et du futur du reste de la tournée. Des rires, aussi.

Je l’ai longtemps évité. Le souvenir du premier concert du duo britannique Oh Wonder auquel j’ai assisté. Pourtant, c’était l’un des meilleurs de ma vie. Mais c’était aussi le dernier. Pour l’instant, du moins. Cela sonne bien plus dramatique que ça ne l’est réellement pour moi et pour toutes celles et tous ceux qui ont pris goût à l’une des expériences les plus merveilleuses dans la vie (à mon avis) : la musique live. Le vrai drame est l’effet de la perte d’un pan essentiel de la culture sur celles et ceux qui en vivaient. Mais la tristesse et la colère semblent générales.

Pour qui aime les spectacles, la vie d’avant nous manque. Pendant des mois et des mois, je ne pouvais revoir de vieilles photos et vidéos ou repenser à la joie de chanter à tue-tête avec des inconnu.e.s et à l’état d’exaltation dans lequel un concert pouvait me mettre, sans être envahie par un chagrin immense. Le cœur qui se serre, les larmes qui montent aux yeux; j’ai décidé qu’il y avait assez de choses dans ce monde qui me faisaient déjà cet effet, pas la peine d’en rajouter. Puis il y a quelques semaines, je suis retombée sur quelques clichés que j’avais pris lors d’un concert, et j’ai remarqué que ça ne faisait plus si mal. Comme une plaie qui n’avait pas totalement guéri mais qui avait assez cicatrisé pour que je supporte de la regarder, de la toucher. Et un jour, j’ai réussi à repenser à cette soirée du 12 mars 2020, à l’Alhambra, à Paris, sans pleurer.

JOSEPHINE VANDER GUCHT et ANTHONY WEST à PARIS, en MARS 2020. (© AHLEM KHATTAB)

Un défoulement sans retenue face à un futur incertain

La première chose qui m’est revenue, c’est l’énergie. Celle du public, déjà, dès l’entrée en salle. Toutes et tous étions impatient.e.s. Peut-être était-ce l’effet de fin de semaine, ou plutôt l’anxiété générale grandissante des derniers jours. Le nom du virus qui a fini, une semaine plus tard, par entraîner un confinement total inédit en France, était sur toutes les lèvres. Tout le monde s’inquiétait, sans bien trop comprendre, de la suite. Si nous connaissions la gravité de la situation à ce moment-là, sans doute que la plupart d’entre nous aurait choisi de rester chez-soi plutôt que de se retrouver dans un espace fermé à chanter, danser et rire ensemble. Mais insouciant.e.s, nous avions là une occasion rêvée de décompresser et d’oublier un peu le monde extérieur.

Il y avait aussi l’énergie du tandem Vander Gucht et West, et de leurs musiciens Yves Fernandez et George Lindsay, venus enrichir la formation pour cette tournée. Ensemble, le groupe en était tout juste à sa sixième date. En réalité, elle aurait dû être la septième, mais le concert qui devait se tenir la veille à Bruxelles avait été annulé à la dernière minute. Par précaution contre le Covid-19, plus de rassemblements de plus de 1000 personnes, ont recommandé les autorités bruxelloises le 11 mars 2020. Une fois sur scène à Paris, Oh Wonder a promis de se donner sans retenue, pour un défoulement bien comme nous en avions besoin, face à un futur incertain.

“Bras au ciel pour un miracle”

Tout au long de la soirée, ces énergies se répondaient et se nourrissaient l’une de l’autre, et pendant une heure et demie, nous avions presque l’impression d’être hors du temps, de l’espace, pour une dernière célébration de la vie comme nous la connaissions et l’aimions. Et même si, entre deux chansons, ça parlait “Corona” à quelques reprises, l’insouciance de l’époque et l’ambiance bon enfant et amicale qui régnait dans la salle faisait qu’on pouvait en rigoler.

De gauche à droite : YVES FERNANDEZ, JOSEPHINE VANDER GUCHT, ANTHONY WEST et GEORGE LINDSAY. (© AHLEM KHATTAB)

“Je n’arrête pas de rire parce que les deux chansons qu’on vient de chanter semblent très à propos avec le Coronavirus”, n’a pu s’empêcher de commenter la chanteuse et claviériste Josephine Vander Gucht au bout d’une vingtaine de minutes, non sans un rire nerveux. “La première commence par ‘Bras au ciel pour un miracle’ (‘Hands up for a miracle.’)”. Elle a joint le geste aux mots et a lâché un rire avec le public, avant de reprendre la parole. “Et la deuxième chanson : ‘Quelle façon de se réveiller avec l’impression d’être surexposé.e’ (‘What a way to wake up like I’m overexposed’)” Son partenaire (en musique et dans la vie), le chanteur et guitariste Anthony West est alors intervenu : “Attends donc qu’on arrive à la fin du set.” Elle s’est tournée vers lui. “Il y a quoi vers la fin du set ?” “On a beaucoup de chansons avec le mot ‘couronne’ (’crown’), a-t-il commencé. Ce qui, en espagnol, donne…” Il a détourné la tête pour regarder la salle, qui avait rapidement compris où il voulait en arriver, à en croire les rires qui fusent. “Corona, n’est-ce pas ?” Posant ses mains sur ses hanches, feignant la résignation, la jeune femme a soupiré : “Le thème entier de notre show c’est… le Corona.” En même temps, c’était inévitable. Pas qu’il y ait un vrai lien avec le virus. Mais leur dernier album, sorti au mois de Février 2020, est intitulé No One Else Can Wear Your Crown. La blague ne pouvait donc pas… ne pas être.

Je pourrais parler encore longtemps de ce concert inoubliable. Plus j’y pense, plus les bribes de souvenirs me reviennent. En parcourant les photos et les vidéos qui m’en restent, j’ai souri, ri et eu l’impression de revivre un petit bout du bonheur de ce moment-là. Et dire que j’avais failli ne pas y aller parce que j’avais un cours du soir.

Si j’ai appris quelque chose de cette soirée-là, c’est la suivante. Se dire qu’il y aura d’autres concerts, d’autres occasions, d’autres opportunités sert surtout à se consoler. Si on a envie de faire quelque chose réellement, inutile d’attendre le “bon” moment. Comme on dit, carpe diem. Des jours meilleurs arriveront tôt ou tard – les concerts ont bien repris en Australie et en Nouvelle-Zélande –, et d’ici là, j’espère que ce sera une leçon retenue, même si elle semble une évidence : il faut saisir le moment, dès que possible, parce que nous ne savons jamais ce qui nous attend dans la vie.

NO ONE ELSE CAN WEAR YOUR CROWN (2020) DE OH WONDER / ISLAND RECORDS